Le mystère des morts voyageurs.

C’est une des plus grandes énigmes de l’âge de pierre. Dans le sud du Palatinat, des archéologues mettent à jour une fosse commune, qui contient des morts provenant d’une moitié de l’Europe.

A l’appui d’os en morceaux et d’ objets des origines les plus diverses, on constate qu’ont été inhumés ici des cadavres morts depuis longtemps et déjà enterrés une première fois.Angelika FranzNous ne savons pas de quoi »Dog-Man« avait l’air de son vivant. Maintenant, mort, il présente un aspect surprenant : les mains et les pieds du squelette brisé manquent, de même que la tête. Son anatomie est recomplétée par des pattes et un crâne de chien.Dog-man vivait il y a 7000 ans et appartenait à la civilisation de la céramique rubanée. Cette civilisation néolithique d’agriculteurs et de potiers, à qui on a donné ce nom à cause des ornements caractéristiques de ses récipients en argile, touchait à sa fin en 5000 av .J .-C., et ceci de façon plutôt monotone.

En tout cas, c’est ce que les scientifiques supposaient jusqu’à présent. C’était apparemment un peu prématuré, car sur le site de Dog-man, à Herxheim dans le sud du Palatinat, il n’est pas du tout question d’ennui. Des archéologues sont tombés sur les vestiges d’une des plus grandes énigmes de l’âge de pierre. Le « kit » d’os qui en soi est déjà bizarre se trouve en abondante compagnie : avec lui ont été ensevelis les restes d’au moins 1350 autres personnes. Et les morts de cette fosse commune n’étaient pas tout morts simplement. Quelqu’un a détruit leurs os, les a bel et bien fracassés et réduits en petits morceaux. Et taillé les crânes pour en faire des récipients.Un évènement atroce. Mais pas un massacre. Ce que les fouilles ont révélé à Herxheim, est au contraire le résultat d’une marche en étoile couvrant la moitié de l’Europe avec des cadavres en putréfaction. Ils furent traînés jusqu’ici par monts et vallées, de Bohême, de Sarre et du Jura Souabe. Ce n’est qu’à la fin du voyage que les ensevelisseurs fracassèrent les ossements, grattèrent la chair là où elle subsistait encore et enterrèrent les restes dans deux tombes en forme de cercle qui entourent les quatre maisons du lotissement. Cet horrible traitement dura 50 ans. Ensuite un silence mortel s’étendit sur Herxheim et sur tous les représentants de la céramique rubanée. Le néolithique moyen avait commencé.A leur époque la meilleure, les représentants de la céramique rubanée étaient considérés comme un petit peuple habile. Autrefois, vers 5600 avant J.-C., les ancêtres de Dog-man avaient importé d’Europe du sud-est des idées et de la technologie. Des hommes du néolithique en voyage et leurs produits parvinrent jusque dans les coins les plus reculés du monde connu alors. Mais soudain, vers 5000 avant J.-C., leur civilisation se met à chanceler. Les grandes routes marchandes sont délaissées, les lotissements abandonnés. Personne ne sait pourquoi. Le silence s’étend sur l’Europe semble-t-il. Dorénavant chacun bricole sur ses quelques kilomètres carrés. D’où l’impression que ces braves céramistes rubanés sont à la fin de leur époque ; des villageois qui se passionnent à la rigueur pour leur terroir et non plus pour la politique ou les marchandises exotiques. A la mort des derniers d’entre eux, l’herbe pousse sur leurs tombes. Cette civilisation est passée, on n’en parle plus. Pas de roulement de tambour pour signaler la fin de cette civilisation. C’est du moins ainsi que les scientifiques le voyaient jusqu’à présent. Pas de siège, pas de Troie avant l’heure, pas de belle Hélène. A Herxheim comme ailleurs, il n’y avait vers 1995 pas de traces particulièrement excitantes de la fin des anciens habitants du Palatinat. A part le nombre extraordinairement élevé d’os mis au jour, dès qu’on enfonçait une bêche dans la terre. Lorsqu’on construisit un hangar à tracteurs dans le triangle entre le ruisseau Schambach et la source sulfureuse d’ Eierbrünnel (petite fontaine aux œufs)« les ouvriers ont du recevoir des ossements en pleine figure » dit Jörg Orschiedt de l’Institut archéologique de l’université de Hambourg. Il est coresponsable avec Miriam Haidle de l’université de Tübingen de la remise en état des restes de squelettes humains des fouilles.En 1996 le terrain avait été déclaré zone d’activités artisanale et commerciale et ouvert à la construction. On vérifie parfois dans de tels cas en faisant une « fouille d’urgence » que le projet de construction ne recouvre pas d’éventuels objets de valeur scientifique. C’est ce qui fut fait ici, car il fallait au moins savoir si les nombreux ossements humains enfouis dans le sol signalaient quelque chose d’intéressant. On creusa. Et on n’en revenait pas. Tant d’os ! Ils étaient non pas éparpillés, mais se trouvaient dans deux fossés. Des tonnes d’ossements. Conclusion de la fouille d’urgence : il avait du se passer ici quelque chose de bizarre.Les premiers indices furent les mains et les pieds. Plus précisément : leur absence spectaculaire. « Quand un cadavre se décompose, les articulations peu épaisses sont les premiers endroits à passer. Si on exhume les morts dans cet état , souvent les os des mains et des pieds tombent ; ils restent dans la tombe initiale », explique Orschiedt. Les indications devenaient pus précises : les morts de Herxheim avaient effectivement déjà été enterrés une fois auparavant. Et après, plus ou moins décomposés, déterrés et envoyés dans le sud du Palatinat. Il y a surtout beaucoup de têtes répandues parmi les os. Tout le temps les chercheurs tombaient sur des calottes crâniennes qui avaient été travaillées très soigneusement. Un coup devant sur le visage, un coup derrière sur la nuque, un de chaque côté, et le récipient est terminé. A certains endroits ils étaient même empilés. Répétons-le : tous n’étaient pas mort depuis le même temps. Et là où le crâne était encore frais, donc couvert de peau, des lignes d’égratignures révèlent les manipulations des ‘scalpeurs’. Une coupe en long sur le milieu, un en biais devant et une autre derrière, ainsi le cuir chevelu se laissait retirer facilement. On enleva ainsi la peau d’approximativement un mort sur cinq. Dans quel but ? Pour en faire des récipients ? Ce n’est pas si aberrant. N’a-t-on pas en effet trouvé à Herxheim un pot en terre dont la forme imite un crâne taillé ?La question qui intéresse particulièrement les chercheurs est celle du rôle que jouaient les chiens pour les céramistes rubanés de l’Eierbrünnel. En effet les mâchoires inférieures de chiens sont exceptionnellement nombreuses parmi les objets complémentaires. Elles sont en partie colorés en rouge, remplissaient donc une fonction rituelle ainsi que celle de compléter le squelette de l’homme-chien. Les hommes d’Herxheim s’adonnaient-ils à un culte du chien ?En tout cas ce que les chercheurs trouvent donne parfois plutôt la chair de poule. Un torse par exemple était déjà dans un stade de décomposition avancé lors de son deuxième enterrement. Les bras manquaient, la tête aussi s’était déjà détachée du cou. Mais cela ne semblait pas encore suffire. Celui qui a déposé le mort dans la fosse lui a coupé les fémur à la hache. Les sections nettes trahissent l’acte de violence. Les ensevelisseurs ne se sont pas toujours servis d’outils tranchants. « La plupart du temps, les mutilations sont des fractures en spirale, telles qu’ elles pourraient se produire sur des os longs passablement frais quelques années au plus après la mort » dit Jörg Orschiedt. Toujours est-il que le lœss calcaire a conservé les os pendant 7000 ans, comme s’il n’attendait qu’un médecin légiste qui puisse lire les empreintes.Il se trouve que les morts d’Herxheim ont été d’une bonne santé étonnante durant leur vie. Pas de symptômes de carence sur les os, seulement quelques fêlures ou fractures typiques de victimes de guerre. Au contraire, on peut encore voir sur un crâne qu’une fracture antérieure a guéri sans problème et que vraisemblablement l’homme est mort paisiblement dans son lit. Rien n’indique que ces hommes n’aient pas eu une vie bien remplie. Ils n’ont pas été victimes de meurtres, n’avaient pas commis de suicide rituel collectif. Alors, que s’est-il donc passé à l’époque entre le Schambach et l’Eierbrünnel ? La réponse se trouve dans le sol. Lorsqu’on déterre un mort, des objets complémentaires se trouvent aussi en général sur la bêche : des récipients, des bijoux, des outils en pierre, des aiguilles en os et même des meules en pierre sont si intimement mélangés aux restes d’os qu’ils sont également retirés de terre et versés plus tard dans la nouvelle tombe. Et effectivement, les céramiques et outils trouvés dans la fosse ne portaient en tout cas pas le cachet « Made in Herxheim« . Les récipients qu’on en a sortis, en général d’excellente qualité et en majorité brisés intentionnellement, proviennent de régions du Nord et de l’Est. On a trouvé aussi bien des objets de céramique de l’embouchure de la Moselle que des pots provenant de la Bohême actuelle. La liste des gisements de silex d’où provient le matériel des outils que l’on a trouvés est encore plus fantastique à lire : Bassin parisien, Belgique actuelle, Sarre et Jura Souabe. La grande majorité des outils porte des traces d’usure, ce n’étaient donc absolument pas des objets prestigieux d’ornement. Les silex et la céramique racontent par conséquent le lieu où les morts de l’âge de pierre furent ensevelis la première fois ; en tout cas loin de l’Eierbrünnel.Il semble qu’il y a 7000 ans un appel venu du sud du Palatinat ait retenti à travers toute l’Europe : « Amenez vos morts ! » A ce cri les céramistes rubanés de la future France, des bords de l’Elbe et du Jura Souabe déterrèrent leurs ancêtres : ceux qui étaient déjà décomposés, ceux qui l’étaient à moitié et ceux qui étaient encore chauds. Ils déposèrent les montagnes de terre et de chair en décomposition sur des traîneaux et le trek commença. Si l’un d’eux mourrait en cours de route, on le mettait aussi dessus. La puanteur qui s’élevait des convois funèbres devait être effroyable.Mais pourquoi tout cela ? Quels étaient les motifs ? Personne ne le sait ; et la suite est encore plus inouïe : il s’est passé jusqu’il y a peu de temps des choses semblables en Amérique du Nord. On aime comparer et on le fait fréquemment la civilisation de la céramique rubanée à celle des indiens Iroquois. On connaît effectivement un rituel de cette ethnie nord-américaine qui ressemble furieusement à Herxheim : tous les sept ans environ le Conseil des Anciens décidait que le temps était venu de célébrer la Fête des Morts. Alors les Iroquois de toutes les zones tribales se rassemblaient en un lieu central en amenant leurs morts des années passées. On creusait une fosse gigantesque et les cadavres à moitié décomposés y étaient jetés du haut d’une plate-forme. En bas il y avait des hommes qui brassaient cette masse avec des longs bâtons.

En tout cas les archéologues américains s’amusent autant avec les puzzles de leurs fosses communes que les chercheurs de Herxheim avec les leurs .L’énigme d’Herxheim sera peut-être bientôt résolue. Les fouilles vont se poursuivre à partir de juin. Jusqu’à présent les archéologues ont recensé les os d’au moins 450 individus. Mais on n’a fouillé qu’un tiers du site. Et de même que le cortège funèbre son élucidation scientifique est une entreprise qui dépasse le cadre régional. Les archéologues de Hambourg et de Tübingen s’occupent des ossements humains, ceux de Bâle des ossements d’animaux. La céramique est examinée à Strasbourg et Fribourg, la faïence à Cologne. La responsable des résultats est strasbourgeoise. L’archéobotanique enfin est analysée à Wiesbaden. Les résultats modifieront l’image que nous nous faisons du néolithique. « Avec les nouveaux résultats nous devons maintenant réexaminer les dépouillements d’autres fouilles « dit Jörg Orschiedt. »

Dès maintenant des indications nous permettent de supposer que des scènes semblables se sont déroulées aussi en d’autres lieux. Mais jusqu’à présent personne n’avait tenu compte des indices correspondants. Il en va en archéologie comme dans beaucoup d’autres domaines : nous ne trouvons la plupart du temps que ce que nous cherchons.